Interview réalisée par Jens Emil Sennwald, pour Roven, revue critique sur le dessin contemporain-n°5.
2010.
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En anglais, le verbe dessiner (to draw) signifie également « être attiré par quelque chose », nous rappelle William J. Thomas Mitchell1 ; il implique ainsi toujours la séduction, l’attirance que l’on éprouve pour l’image. Le spectacle du visuel, l’invitation à la reconnaissance sont autant d’appels que le critique d’art retranscrit au moyen de l’écriture.
Procédant de la transformation d’images préexistantes, Tudi Deligne extrait de photographies ou de bandes dessinées des formes qu’il décompose et recompose dans ses dessins. Le regard est ainsi entraîné dans un mouvement constant de l’avant-image à l’après-image. Ce processus s’articule aussi dans les propos de l’artiste.
J. Emil Sennewald : Pour commencer, j’aimerais aborder la question du support. Comment le perçois-tu ? Est-il vide ou plein ?
Tudi Deligne : Il est à la fois vide et plein, car je travaille comme s’il y avait deux supports à la fois ; d’une part, le papier, qui est « vide », car, au contraire de la peinture qui peut recouvrir à l’infini la même toile, le dessin est un jeu à durée limitée entre un blanc total et un noir total, pour peu que je sature mon support au maximum. Un trait n’autorisant pas de repentir, il faut jouer dans cet intervalle. D’autre part, en amont de cela, c’est mon regard qui travaille sur l’autre support « plein » qu’est l’image à partir de laquelle je dessine. Il est attiré par certaines zones, il vient se nicher dans certains des nœuds visuels et des enchevêtrements qui la composent, il choisit certaines formes. Cette façon dont mon regard se loge, puis œuvre, comme aimanté par des « lieux » de l’image, est complètement instinctive et assez inexplicable.
J. E. S. : La photographie joue un rôle important dans ton travail. Comment la positionnes-tu par rapport au dessin ?
T. D. : Pour éviter d’être livré à ma volonté trop libre, je ne dessine pas directement sur une feuille blanche, mais en dialogue avec des images, des photos que je prends ou que je trouve ici et là. C’est une première étape. L’intérêt que je porte à la photographie est stratégique. Car aujourd’hui c’est elle qui est la mieux à même de capter la complexité visuelle du réel. Celle-ci est telle que je ne peux la construire ex nihilo. Ce que j’aime appeler l’immanence des choses, le moment de cette complexité durant lequel on n’est plus dans la compréhension, mais dans le constat du déterminé. Et c’est là, je crois, que s’ancre la fascination. Dans mes dessins, la photo première est la logique interne de l’image. Puis je lui donne une forme détachée de ce qu’elle représente. Une tension se crée. La structure graphique, figurative et cohérente de la photo agit de manière souterraine à l’image. Les formes et les matières ne sont pas dues au hasard, elles sont déterminées par cette photo. Par ailleurs, compte tenu de la « société du spectacle » dans laquelle nous vivons, la photo est le langage pictural qui détient le plus grand pouvoir. Elle est la plus apte à attirer, tromper, capturer le regard d’un spectateur. Nos yeux sont rompus à la syntaxe photographique dont le détail s’offre, par définition, comme lisible. C’est là que se place mon travail. Déstructurer les images et les figures jusqu’à ce qu’elles deviennent « autre », tout en faisant glisser le regard sur ce qu’il a cru être lisible de par sa précision si concrète. A contrario de la société du spectacle qui fait de nous des proies dominées et passives, je considère le spectateur comme actif. L’individuation advient dans la construction du regard. Si la photo est le langage par excellence de la domination des masses, celui par lequel s’ancrent le plus profondément les habitudes de soumission hallucinée, c’est en la faisant sortir de ses gonds que je crois pouvoir porter le coup le plus fort à l’emprise du pouvoir des images. Malmener les habitudes visuelles me semble être le mieux pour réveiller un regard. En ce sens là aussi l’utilisation que je fais de la photo est stratégique.
J. E. S. : Dans tes dessins, on retrouve aussi des éléments de bandes dessinées, des super héros par exemple. L’ensemble se présente souvent comme tiré par un maelström, un mouvement insaisissable. Est-ce que tu te perds dans l’image ou cherches-tu plutôt à ce que ce soient les spectateurs qui se perdent ?
T. D. : Oui, d’une certaine manière j’essaie de perdre le spectateur, mais pour qu’il retrouve son chemin ensuite, seul. Qu’il le crée même. Les images à partir desquelles je travaille sont figuratives, lisibles, donc ordonnées. Puis je les disloque, j’injecte du chaos dans l’ordre. La façon dont le spectateur va alors instinctivement chercher à lire quelque chose, ajouter par son regard une nouvelle couche d’ordre sur l’image m’intéresse. C’est le fonctionnement du cerveau humain. Nous sommes sans cesse en train d’ordonner le chaos infiniment complexe de ce que nous percevons du réel. Comprendre, donner du sens, toute construction, qu’elle soit mathématique ou philosophique, est une manière d’ordonner le réel. Et je pense que l’individuation advient dans l’ordre unique que chacun a le pouvoir de créer. C’est à mon sens le véritable rôle dynamique du spectateur. Dans mes dessins, je veux déclencher ce mécanisme. Il n’y a rien à comprendre, il n’y a pas de sujet a priori. Le sujet, chacun doit le créer. Par exemple, tu as vu des super héros dans certains de mes dessins ; pourtant, je n’ai quasiment jamais lu de comics de ce genre et je n’en ai pas utilisé. C’est ton regard qui les a inventés de toutes pièces. Tu crées l’image au sein de l’image en organisant par ta perception le maelström dont tu parles. Comprendre ou même aimer une œuvre d’art, c’est toujours un peu un quiproquo.
J. E. S. : Tu prends beaucoup de temps pour développer tes dessins, tu en perds même parfois la vue d’ensemble. Pourquoi cette lenteur ?
T. D. : Il ne s’agit pas exactement de lenteur mais de longueur. Si je passe des mois sur certains dessins, j’y travaille pourtant à toute vitesse. C’est une manière de montrer explicitement l’inscription du travail dans le temps, de souligner la valeur existentielle du faire de l’image. Plus largement, cette longueur est un moyen, un stratagème. Le travail excessif du détail me fait perdre l’ensemble d’une composition. Il s’agit d’un moyen comme un autre pour dépasser le contrôle que j’exerce malgré moi sur une forme, pour me jouer de ma propre volonté. Une forme commence à m’intéresser lorsqu’elle me frappe. Et elle me frappe parce qu’elle est étrangère, douée d’une vie propre, d’une logique qui est la sienne, non la mienne. Autrement, la seule chose que je vois, c’est moi-même en train de faire, de vouloir. La plupart du temps, face à une œuvre, je cherche un rapport direct à la forme, pas à l’artiste ni à son intention. Lorsque je peux lire une œuvre, les faits, les gestes et les pensées du faiseur qui s’y montre, celui-ci prend toute la place. Il écrase le mystère qui pourrait lui donner vie. Si une œuvre ne s’émancipe pas de l’artiste, elle ne m’est qu’un valet transmetteur de message. Un outil bavard. Entre le spectateur et mes dessins, avant tout autre construction, je fais en sorte qu’une relation puisse naître de leur intégrité réciproque. C’est pourquoi, si le désir et l’intention restent nécessaires à l’impulsion du faire, tout mon travail s’emploie ensuite à déjouer la conscience que j’en ai et la volonté qui s’y exerce de manière trop centrale. Je crée des stratagèmes de l’oubli, comme la longueur. Il existe une infinité de procédés pour cela. Les techniques excessivement laborieuses que j’ai pu essayer, tels les grands formats hachurés, demandent une abnégation dont je ne suis pas toujours capable. J’ai alors varié les formats et les techniques afin de trouver la plus grande spontanéite possible. Le crayon permet par exemple plus d’aisance que les hachures à la plume, il permet aussi de dessiner très rapidement, sans laisser trop le temps de penser. Ces derniers mois, je travaille en échelonnant les dessins. Dans un premier temps, j’extirpe des formes d’une bande dessinée en disloquant la structure figurative des images. Je les combine dans un grand chaos de formes illisibles. Puis je m’en sers comme d’une matrice pour un second dessin. J’isole quelques-unes des formes imprévisibles nées de ce chaos pour les recombiner dans une composition construite. Le processus s’étale sur deux « générations » de dessins.
J. E. S. : Est-ce pour te libérer des fils qui te déterminent en tant qu’artiste ou est-ce plutôt pour donner libre cours à ce qui nous dirige inconsciemment ?
T. D. : Je cherche avant tout l’autorité de l’œuvre elle-même ; contre celle des intentions, contre celle des discours philosophiques de comptoir et surtout contre celle du « projet » artistique dont notre époque a fait sa religion, la société la condition sine qua non de toute création. Je crois que c’est un profond contresens. L’art ne peut, par définition, être un projet. C’est même le contraire. Comme je l’ai évoqué, les procédés que je construis sont une manière de passer outre mes intentions trop prévisibles. Gaétan Soucy, un écrivain québécois, dit de ses livres qu’ils doivent toujours « en savoir un peu plus que lui » sur ce qu’ils racontent. Voilà exactement ce que je cherche dans mon travail. Gérard Garouste affirme que « l’artiste doit trouver le courage de ne pas être libre ». Pour un artiste, la liberté c’est la mort. L’imprévisible advient par les contraintes. On se libère alors des ornières personnelles dans lesquelles on ne manque pas de tomber lorsqu’on est trop libre. Dessiner dans un dialogue avec des éléments extérieurs est le meilleur moyen que j’ai trouvé pour devenir un peu étranger à moi-même, pour donner à mes dessins une logique qui soit la leur avant d’être la mienne.
J. Emil Sennewald et Tudi Deligne.